Orliane Luc Therbé

Trésors cachés

Mardi, 11 avril 2017

Les livres contiennent des mondes cachés entre leurs pages. Outre les couvertures parfois ornées des plus belles reliures, certaines œuvres de collection voient leurs tranches décorer de scènes peintes à la main en aquarelle. Plus tard, ces décorations seront faites de sorte à disparaître comme par magie derrière une parure dorée ou marbrée.

 

Cet art qui a surtout proliféré dans le monde de la reliure anglo-saxon a souvent demandé une multidisciplinarité de l’artisan-relieur ou une collaboration entre ce dernier et un artiste-peintre ou l’ingéniosité de l’artiste amateur. La plupart des informations trouvées l’ont été par des chercheurs anglophones provenant des États-Unis et du Royaume-Uni, bon nombre d’entre eux travaillant dans le domaine de la reliure, des universitaire en littérature ou en histoire.

 

Nous nous intéresserons d’abord aux origines de cet art, nous débuterons à partir du Xe siècle. Dans ce texte, nous verrons l’évolution d’un art qui était au départ très visible sur la tranche de livres. Aussi, nous verrons que, pour la plupart des tranches peintes, la relation entre l’image et le texte du livre n’avait pas de corrélation. Nous comprendrons aussi que, même s’il y avait collaboration entre le relieurs et les artistes, la plupart du temps ces derniers étaient, comme leurs œuvres, invisibles. Malgré la diminution d’intérêt pour la tranche peinte aujourd’hui, cet art n’est pas mort. Nous aurons des exemples d’un artiste prolifique poursuivant la tradition.

 

1. ORIGINES ET DÉFINITIONS

FIGURE 1.

Les tranches peintes (fore-edge paintings) sont des images peintes à la main sur la gouttière d’un livre, le côté opposé de l’épine (Figure 1). Les tranches peintes qui nous intéressent ici sont les images qui n’apparaissent que lorsque les pages de ces livres sont délicatement pliées et disparaissent une fois le livre refermé. La plupart de ces peintures horizontales représentent des paysages, des scènes religieuses, des portraits. On en retrouve aussi sur les tranches supérieure et inférieure formant une variante vraiment plus rare et très récente, datée du XXe siècle, the all-edge (Figure 2), une image peinte continue sur toutes les tranches.

FIGURE 2.
Martin Frost
All-Edge Painting
(attention : depuis 2017, la galerie d’image a changé)

Le two-way double (Figure 3) se crée lorsque l’artiste ayant fini son travail renverse le livre et crée une autre peintre prenant soin de ne pas brouiller la première. Le split-way double est un large livre possédant deux peintures ; pour ce faire, il faut ouvrir le livre en son centre et créer deux œuvres distinctes, une sur chaque tranche divisée, technique plus fascinante à observer en vrai ou en vidéo. Et, on peut renverser le livre pour créer un two-way split double, cette technique est plus difficile à trouver.

 

Datées autour du Xe siècle, les décorations sur les tranches servaient à l’identification de manuscrits qui étaient conçus de parchemins épais et lourds. Ces livres étaient positionnés horizontalement, la tranche face à l’extérieur. Une pratique commune dans les bibliothèques des temps médiévaux,

FIGURE 3.
Martin Frost
Two-Way Double
(attention : depuis 2017, la galerie d’image a changé)

exemple un manuscrit datant du XVe siècle où « Quaestiones morales » (questions morales) a été transcrite à la main (Figure 4).

 

The early history of displaying a book’s title and author on the outside is long and winding: first the informations was found on the front or back, then on the fore-edge, and finally on the spine. This order is no coincidence, because it roughly reflects another development, namely how books were stored: first flat (Early and Central Middle Ages), then upright with the fore-edge facing the reader (Later Middle Ages), and finally with the spine facing outward (Early Modern period). — [KWAKKEL, Judging a Book by its Cover]

 

Une autre forme de surprise pour les moines d’antan qui devaient ouvrir et refermer plusieurs manuscrits avant de retrouver celui qu’ils cherchaient.

 

Avec l’avancement des techniques de fabrication de papier permettant la création de livre plus petit, les livres étaient positionnés verticalement, la tranche toujours à l’extérieur. Les décorations devinrent plus élaborés, parfois les tranches voient leur dorure étamper d’un outil chauffant une inscription : une devise de famille, des armoiries, des monogrammes, des crêtes de la noblesse, etc.

 

FIGURE 4.
Martinus de Magistris (1432-1482)
[Quaestiones morales. Pars 1] Questiones morales magistri Martini Magistri perspicacissimi theologie professoris, de fortitudine feliciter incipiunt
XVe siècle
284 x 197 x 43 mm
LUNA: Folger Bindings Image Collection

Plusieurs chercheurs attribuent l’invention de la tranche peintes disparaissant lors de la fermeture du livre à Samuel Mearne. Il était relieur pour le roi Charles II, de 1660 jusqu’à sa mort en 1683. Personne ne sait s’il peignait lui-même les tranches ou s’il avait un employé à sa solde. Une légende veut :

 

[…]A friend of King Charles II of England would frequently borrow the King’s books and claim them as her own. Mearne and Charles conspired to hide the King’s coat-of-arms on a book before lending it to this dishonest friend. When the friend denied Charles’ ownership of the book, he fanned the pages out to reveal his symbol. — [SMITH, Hidden Fored-Edge Paintings]

2. LA FIRME EDWARDS DE HALIFAX (1774-1834)

Malgré que les experts ne s’entendent pas trop sur l’inventeur des tranches peintes invisibles derrière les tranches dorées ou marbrées, ils sont presque tous en accord sur le fait que la firme Edwards de Halifax a été la cause de sa recrudescence en popularité et dans ses avancées en application au XIXe siècle. La firme avait plusieurs concurrents dont le groupe Fazakerley de Liverpool et Taylor and Hessey. Ces compagnies revêtaients plusieurs chapeaux : imprimeurs, éditeurs, libraires et relieurs.

La particularité de la firme Edwards de Halifax, sous son fondateur William Edwards, était les couleurs monochromes utilisées pour leurs tranches peintes, de couleur brune et grise (Figure 5).

 

The floral designs, scrolls, or Biblical scenes were concealed under marbled edges. Great interest in the picturesque had been aroused by William Gilpin’s An Essay upon Prints, published in London in 1768, and William Edwards profited from this interest by having his artists paint landscapes, often with country seats or ruins, on the fore-edges of his books, thereby revolutionizing the subject matter of the art. — [KENT, LANCOUR et DAILY, Encyclopedia of Library and Information Science : p. 4]

 

FIGURE 5.
Oxford : Wright & Guild
The Holy Bible [Edwards of Halifax Binding with Fore-edge Painting]
1774
5¼ x 2¾ pouces
Boston

Plus tard, sous l’autorité de Thomas Edwards, le fils de William, que les couleurs furent plus brillantes et les peintures plus détaillées.

 

La compagnie de publication Taylor and Hessey, une des grandes rivales de Halifax, était reconnue pour ne pas indiquer leur signature sur les pages liminaires ou l’épine du livre relié. Mais, elle embossait leur nom sur les tranches des couvertures : « Taylor and Hessey » sur le plat recto et « Booksellers London » sur celui verso (Figure 6). Leurs tranches peintes étaient plus attrayantes, les couleurs plus vives que celles de Halifax.

FIGURE 6.
Edward Young
Night Toughts
1812
227 x 137 mm
Heritage Book Shop

Quant à la compagnie Fazakerley de Liverpool, elle est reconnue aujourd’hui, non pas pour des tranches peintes disparaissant, mais pour la complexité des gaufrages sur les tranches inférieure et supérieure, et ceux entourant trois peintures en vignettes (Figure 7) sur la gouttière.

 

La popularité des tranches peintes s’accrut au XIXe siècle lorsque les touristes et écrivains américains achetaient ces livres. Les Anglais commencèrent alors à tenter de satisfaire la demande. Ils essayèrent d’attirer leur attention en peignant des scènes de villes américaines. Ces tentatives pour combler la demande diluèrent la qualité des tranches peintes créées et dont les scènes peintes n’avaient absolument aucun lien avec les livres ainsi décorés. Donc, « by the end of the ninteenth century the art of fore-edge painting was being marred by commercialism and careless work. » — [Ibid. : p. 5]

 

Pourtant, selon l’Encyclopedia of library and information science, les meilleures artistes arrivaient à peindre des scènes en relation au contenu du livre. Même si ce n’étaient pas des scènes originales, mais plutôt des copies d’artistes passés. Avec une préférence pour des images bibliques, ces artistes aimaient à copier la Cène de Léonard de Vinci (Figure 8). De ce fait, les livres favoris à décorer étaient la Bible, les recueils de poèmes anglais, les classiques grecs et latins, etc.

 

Malgré la grande popularité de la fin du XIXe siècle des tranches peintes, ce qui les rend si mystérieuses aujourd’hui est le fait que la plupart d’entre elles n’étaient pas signées ni datées. Les vendeurs gardaient secrets plusieurs indices qui auraient pu aider à cataloguer ces livres de collection : Le nom des clients, la source de la fourniture qui a servi à créer les livres (incluant le nom des artistes), le coût des marchandises et les marges de profit.

 

Au contraire des artistes professionnels, certains amateurs n’avaient pas de restrictions à signer leurs peintures. L’un des premiers, John T. Beer, peignait les livres de sa propre librairie de 1884 à 1900, il avait une préférence pour ses livres du XVIe siècle. Il était vu comme amateur parce qu’il n’a pas vendu ses livres. Et, selon Weber, cela n’avais pas d’importance, « his paintings are full of details; the scenes he painted are unique and differ from the landscape views other artists have copied repeatedly. » — [WEBER, Fore-edge Paintings at Syracuse University] D’autres continuèrent à suivre ses traces, amateurs ou professionnels, Claire Wain qui signait et datait ses œuvres, Madame C. B. Currie qui travaillait pour Rivière Bindery, sous la commission d’un libraire de renom, Henry Sotheran, à Londres. Un constat plus tristes pour les historiens en littérature : « The arrangement between bookseller, binder, and artist is unclear and most likely will remain so, because Sotheran’s files were destroyed during the Second World War. » — [KENT, LANCOUR et DAILY, op. cit. : p. 4]

 

FIGURE 7.
George Eliot
Romola
1880
National Library of New Zealand, Wellington

FIGURE 8.
The Holy Bible, v. 2
1803
Boston Public Library, Boston

3. TECHNIQUES COLLABORATIVES ET/OU MULTIDISCIPLINAIRES

Ces livres de collection deviennent objets de travail multidisciplinaire : réunissant l’artisan relieur et le peintre. Aujourd’hui, plusieurs libraires et relieurs-artisans utilisent les talents de peintres amateurs pour créer leurs tranches peintes lorsqu’ils n’ont pas le temps pour le talent pour le faire eux-mêmes. Ces peintures, comme le faisait M. Beer, sont ajoutées à des livres anciens, « a legitimate practice if the books are not sold as having contemporary fore-edge paintings » — [Ibid. : p. 6]. Le livre-objet devient une œuvre d’art collaboratif.

 

FIGURE 1.

Nous prendrons ici la technique des relieurs-artisans modernes. De nos jours, les relieurs artisanaux n’ont pas à imprimer eux-mêmes les livres. Après avoir reçu les pages du manuscrit de l’imprimerie, le relieur-artisan le lit pour en tirer une inspiration nécessaire pour la création d’une reliure originale. Ensuite, il perfore le centre des pages pour les coudre ensemble. Il applique une colle sur l’épine pour colmater les pages. Après avoir laissé sécher, avec des étaux, il coince le manuscrit dans la presse à relier et égalise les pages en utilisant un fût à rogner. Il arrondit l’épine avant de passer à la prochaine étape qui consiste à coudre la tranchefile (Figure 1). Ensuite vient une série de manipulations pour coudre et accoler les contreplats.

 

FIGURE 9.
Nimrod (1779-1843)
Nimrod’s Northern tour : descriptive of the principal hunts in Scotland and the North of England
1838
22 cm
Rare Books : Laurance Roberts Carton Hunting Collection (ExCarton), Princeton University Library

Anciennement, pour la tranche peinte, il installe le livre de façon à ce que la tranche soit à droite, étale les pages et coince le livre sur la presse. L’aquarelle est la peinture par excellence étant absorbée par les feuilles. L’huile a tendance à coller les pages entre elles et la peinture aurait craqué à force d’ouvrir le livre. Après avoir laissé la peinture séchée, des feuilles dorées sont appliquées sur les trois tranches, il doit faire attention à ce que cela ne brouille pas son œuvre. Pour des coûts moins élevés, une décorations marbrée (Figure 9) peut être utilisées pour cacher l’image.

 

L’étape finale, la préparation du cuir qui servira de couverture, prend beaucoup de temps. L’imagination de l’artiste-relieur continue à s’étendre lors de cette étape.

Pourtant ces relieurs-artisans ne font pas nécessairement les tranches peintes invisibles. Ce sont surtout des artistes-peintres qui décorent d’anciens livres aux tranches déjà dorée pour le papier supérieur utilisé lors de leur impression. Une autre raison pour l’utilisation de livres aux tranches déjà dorées est le coût exorbitant des feuilles dorées. Ce qui n’empêche pas certains de nos contemporains d’être très prolifiques. Martin Frost qui, « depuis 1970, a produit plus de 3 300 tranches peintes et de peintures miniatures ». — [FROST, Fore-Edge Painting]

CONCLUSION

Dans ce texte, nous avons exploré les origines diverses de la tranche peinte. Ses débuts simples et visibles servant à l’identification du livre sur laquelle elle se trouvait, jusqu’à l’émergence de la tranche peinte invisible par Samuel Mearne, relieur royal. Nous avons relevé plusieurs variantes de cet art intéressant : two-way double, all-edge, split way double et two-way split double. Ensuite, nous avons distingué les différences entre les maison de reliure de renom de l’époque : Edwards de Halifax, Fazakerley et Taylor and Hessey. Nous avons suivi brièvement les techniques utilisées par les artistes de reliure artisanale qui, comme pour leurs prédécesseurs, mettent tout leur talent et le temps dans la décoration de livres. Ils sont plus nombreux que les artistes de tranches-peintes, mais une alliance peut être demandé au relieur-artisan ou à l’artiste-peintre. Puisque cette alliance, quand le relieur ne peignait pas lui-même ses livres, existait même lorsque la mode des tranches peintes battait son plein. Cet art n’est donc pas révolu. Malgré leurs nombres restreints, possédant le matériel et le savoir-faire, ces artistes-peintres sont prêts à cacher un trésor aquarellé sur les tranches de nos livres les plus chers.

 

Finalement, il serait intéressant d’explorer une autre dimension des tranches peintes. Les types d’images utilisés étaient pour la plupart des scènes idylliques, mais ils existent aussi des scènes plus coquines. Bien entendu, comme la plupart des collectionneurs et clients de ces œuvres étaient des hommes, c’était des images servant surtout à leur titillation. Mais, il aurait été intéressant de retracer plus exactement les origines des images érotiques : quelle maison de relieur aurait été la première à offrir ce service ? Ou bien était-ce une commission demandée à un artiste indépendant ?

 

L’intérêt porté pour le sujet de ce texte de recherche a été illuminé à la suite du visionnement du film de Guillermo del Toro, Crimson Peak en 2015, où l’un des personnages dévoilait une tranche peinte érotique à la protagoniste qui en avait été choquée. Ces tranches peintes avaient été créées par une artiste contemporaine Clare Brooksbank. Martin Frost semble en peindre aussi, mais il ne mentionne pas les livres sur lesquels ces images ont été peintes.

BIBLIOGRAPHIE

« Fantastically Fast Fore-edge Painting by Stephen Bowers », TheFSLSA. En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=_1qOCRhDX08.

 

« Fore-Edge Paintings », Phillip Pirages. En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=ePFcoETKInA&t=1515s.

 

« Men in Sheds – The Bookbinder », grobbo64. En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=f96v8LRyblw

 

« Traditional Bookbinding », How It’s Made. En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=nICeso8336Y.

 

Boston Public Library, On the Edge : The Hidden Art of Fore-Edge Book Painting. En ligne. http://foreedge.bpl.org/node/924.

 

CARTER, John et Nicolas BARKER, ABC for book collectors, 8e édition, New Castle, Delaware, Oak Knol Press and The British Livrary, 2006, 234 p.

 

DROLET, Monic, Zoom sur le livre, Shawinigan-Sud, Cité des mots, 2001, 128 p.

 

FROST, Martin, Fore-Edge Painting. En ligne. https://www.foredgefrost.co.uk.

 

KENT, Allen, Harold LANCOUR et Jay E. DAILY, « Fore-Edge Painting », Encyclopedia of library and information science, Volume 9, New York, Marcel Dekker, 1973, 560 p.

 

KWAKKEL, Erik « Judging a Book by its Cover », MedievalBooks, 11 novembre 2015. En ligne. ­https://medievalbooks.nl/2015/11/11/judging-a-book-by-its-cover.

 

SMITH, Jazmin, « Hidden Fore-Edge Paintings », myUMBC, 07 janvier 2015. En ligne. http://my.umbc.edu/groups/library/post/4009.

 

WEBER, Jeff, « Fore-edge Paintings at Syracuse University », Syracuse University Library Courier, Vol. XXVII, Number 2, 1992, 121 p. En ligne. http://surface.syr.edu/libassoc/275.

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