L’hiver et moi, on fait deux. Sens figuré. La neige blanche et moelleuse qui couvre la laideur des rues asphaltées, toujours aussi mal colmatées, fascine, mais ce froid glacial qui transperce le corps jusqu’à l’os. Cette neige, comme des aiguilles, qui écorche la peau grâce à la vigueur du vent ? Pas capable. Et, à la vitesse qu’on va, j’peux entendre les morceaux de glaces qui se cognent sur les vitres et la carrosserie.
Au volant de cette ancienne VUS, Kerry récrimine à voix basse, contrariant ses ancêtres avec des jurons. C’est ça, à force de le demander, la neige va arrêter de tomber. L’automobile file à toute allure, en pleine nuit, me faisant tanguer et soubresauter. Allongé en chien de fusil sur les sièges rabattus, mon corps endolori se heurte contre la porte, amorti seulement par des coussins. Je n’ai aucune force pour le supplier de ralentir. De grosses gouttes de sueur glissent dans mon dos et ma main est pressée inutilement contre mon flanc droit. Lorsque je la retire, le mal s’accentue.
« On est pas loin, vieux. On arrive ! »
Mes grognements de douleur l’amènent à se montrer rassurant. Il répète cette ânerie depuis une éternité semble-t-il. On est proche, on arrive ! Eurgh ! Nous sommes tellement différents. Les contraires s’attirants, nous sommes devenus rapidement amis à l’université lors d’un travail d’équipe pour le cours de fertilisation des sols que nous avions en commun malgré nos programmes de bac un peu divergeant : ne sachant pas où me diriger j’étais inscrit au bac d’agronomie générale et lui, voulant travailler à l’extérieur, avait choisi la spécialisation sols et environnement. J’aurais dû me douter que cette amitié m’apporterait des ennuis, aujourd’hui. C’était un cours de session d’hiver. La plus importante des différences est l’adoration que Kerry Troadie porte à cette saison. Il aime la neige, le grand air, les sports d’hive.
Nous nous précipitons vers l’hôpital par voie d’autoroute, terrestre en plus, parce que je suis infecté par une créature miniature culbutant entre mes intestins. Je crois. La fièvre disperse mes pensées dans tous les sens, mais je sais que Kerry est la raison derrière ma condition. Après plus de vingt ans d’amitié, donc le connaissant assez bien, pourquoi l’avoir suivi pour une de ses parties de pêche saisonnière l’été dernier à Saint-Glin-Glin-des-Meuh-Meuh ? Ah, je souffre beaucoup pour ressortir cette vieille expression de mon père.
Des mouches noires, aussi grosses que mon pied et sûrement infectées par une bactérie quelconque, m’ont mangé tout le week-end. Le nuage monstrueux n’a eu de cesse de me suivre, semblant raffoler de viande brune ; ces dermestes mangeurs de peau ont virevolté au-dessus de moi avant de foncer sur mes bras découverts. Kerry nous a sûrement attrapé un poisson irradié par Gentilly5, se trouvant à une quinzaine de kilomètres plus loin. Par malchance, j’ai dû tomber sur un brochet de la rivière Bécancour en pleine mutation et, malgré l’assaisonnement parfait, on peut me remercier, et la chair juteuse, me voilà mourant.
C’est ma faute finalement. Si je survis, je n’y retournerai plus à son chalet. Tout cet argent gaspillé pour un retour aux sources. Comme le faisaient les banlieusards lors de leur vacances, au siècle dernier.
« Est-ce que ça va ? Tu roules des yeux, perds pas connaissance. Reste avec moi !
– Re... regarde la route, bondye. »
Je continue de l’ignorer essayant de serrer les couettes épaisses qui ne m’empêchent pas de grelotter. J’ai froid, j’ai chaud... Malgré les nombreuses couvertures étendues sur le dos des sièges, la fluctuation de ma température me pousse au bord de l’irritation. Mes gencives sensibles qui saignaient ce matin palpitent, mais c’est dans le fond de mon esprit. Parce que le pire se trouve logé dans mon abdomen. Comme si j’avais reçu plusieurs coups de pieds. L’être m’infectant me tuera bientôt.
« Come on, dis pas ça... On est proche... »
Kerry ne peut finir sa phrase que la voiture fait un mouvement brusque hors de sa trajectoire. La créature s’excite et tente une sortie par mon nombril rebondi. Je ferme les yeux et attends mon heure. C’est mieux ainsi. L’organisme étranger mourra avec moi. Le plus important, la douleur allait cesser.
*
« Sal... Salman ! SALMAN ! »
Cette voix insistante et stridente me sort lentement des vapes. Mes tempes vibrent douloureusement, mes idées sont embrouillées et la lumière allumée au-dessus de moi m’aveugle. Des formes sombres et floues flottent un moment avant de se replacer. Nous sommes donc toujours en vie. Kerry, aussi. Son visage est tendu, aussi blanc que le banc de neige qui semble avoir stoppé notre dérapage. Ses yeux couleur suie m’observent, inquiets.
« Qu... ?
– On a glissé sur une patch de glace, j’crois. Y prennent toujours une éternité pour sortir les déneigeuses après une tempête... Pas parce que les fossilisés sont rares sur les routes que l’on doit être traités de la sorte. En tout cas, ça va ? Pas trop secoué ?
– J... J’t’avais dit de regarder la route. Bondye, m’two frèt.
– J’espère vraiment que c’est pas une pneumonie. Essaie de te tourner vers moi. C’est plus safe de garder ton dos à la portière.
– Eurgh. Trop mal...
– Je sais, je sais. Mais, c’est plus safe. J’te mets un coussin sous le ventre, okay ? De cette manière, j’peux vérifier ton teint. Pis, je regardais la route, en passant. »
Tout en marmonnant ses inquiétudes, il m’aide à me repositionner. Il dépose la main sur mon front, fronce ses sourcils épais avant de me sourire. Geste qui n’atteint pas son regard.
« Okay, on repart. J’aurai le pied moins pesant.
– ...
– Tu vas vraiment mal, tu me sors des phrases en créole. »
Les clés tintent un instant avant que le moteur vrombisse, mais les pneus tournent dans le vide et ne font pas reculer le VUS. Ils ne glissent même pas sur la neige glacée.
« Bon, on est coincés. Okay, okay. T’inquiète pas, ça m’prendras pas une éternité pour nous dégager. Of course, j’laisse le moteur tourner. La voiture est sur park. Tiens bon. Dans le coffre avant, y a deux bouteilles d’eau... Parlant d’eau. Tiens, avale. Ces cachets vont diminuer ta fièvre un peu.
– ...
– Essaie d’en avaler une, s’il te plaît. »
Mes dents devenues castagnettes rendent la tâche ardue, et la minuscule gélule, même avec de l’eau, m’étouffe presque.
« J’reviens tout de suite. »
Toujours l’optimiste, il pense que déneiger le véhicule se fera en un tour de main ? La lumière gardée allumée me brûle les rétines et je continue de frissonner. Le cachet ne fait aucun effet. Mes paupières sont lourdes, mais ma fièvre me garde éveillé. Quad même, après un moment, les coups de pelle et les blasphèmes de Kerry me bercent.
**
Je me réveille en sursaut dans la pénombre. Combien de temps ai-je dormi ? Le son qui m’a dérangé reprend plus fort. Cela vient de moi. J’écarte les draps, retire mon manteau, ma veste de laine et mon t-shirt, soulève ma camisole, tout trempe. Là, la forme longiligne se presse contre mon nombril rebondi. La créature pousse de toutes ses forces contre les parois musculaires de mon ventre rond. C’est bien l’empreinte d’une petite patte à quatre doigts que j’aperçois dans la pénombre. Foutu xénomorphe !
Je veux sortir. Je dois sortir !
La poignée de porte est gelée, of course. Tas de ferraille ! Un grognement animalier m’arrête dans mes mouvements désordonnés ; dans ma tentative de fuir… à moitié nu ? Je remets mon t-shirt et enfile mon manteau avec lenteur, tendant l’oreille. Un autre aboiement rageur réussit à traverser la carrosserie du véhicule, même des piaffements dans la neige et une lourde respiration sinistre m’arrivent, limpides. Ma condition mortelle a une affiliation qui la cherche, on dirait. Me fallait plus que ça. M’dwe chape !
Le sang tambourine dans mes oreilles, ma respiration est difficile et mes membres sont déstabilisés, mais je ne perds pas de temps pour ramper à l’arrière. La créature se déplace, suivant mes mouvements effrénés. Elle se trouve juste derrière la porte, le verrou est plus facile à manipuler et, avec toutes les forces de mes jambes, je pousse le coffre hayon et la percute. Elle lâche un cri guttural. Fouink mwen ! Je ne reste pas sur place pour connaître son état. Elle est blessée, son râle ne suit pas ma course, c’est tout ce qui compte.
Essayer de faire fi du froid glacial est presque impossible. La neige accumulée me ralentit et la glace masquée est traîtresse. Mon souffle haletant et mes gémissements agonisants m’assourdissent ; doivent être des indices aussi efficaces que mes traces dans la neige pour me traquer. À chaque pas, j’ai l’impression que je vais chavirer. L’intrus xénomorphe s’agite de plus en plus.
Le son d’une déchirure perce la nuit calme et me fend les jambes. La douleur me jette dans la neige en hurlant. Le sang chaud coule sur mes cuisses à grande vitesse, pendant que j’entoure mon ventre de mes bras tentant vainement de retenir mes entrailles.
***
Mes sens embrouillés me placent dans une pièce aseptisée. Pourquoi cette odeur existe encore de nos jours ? Cela me dit juste que Kerry a réussi à m’amener à l’hôpital. Observer ne me demande pas trop d’effort. Tout est blanc. Les draps, les rideaux, ma jaquette. Le plafond aussi est blanc ; sale et tâché.
« J... J’espère que c’est pas du sang.
– Bonjour, M. Salman Herméon, comment vous sentez-vous ?
– Couci-couça. »
Au bord de mon champ de vision, mon infirmière s’approche avec ce sourire plastique qui fait leur renommée. Mais, ma réplique la fait hésiter un brin. C’est une blonde, aux yeux verts, de plus de six pieds, aux formes plantureuses. Pourquoi aussi grande ? Je n’ai pas le temps de contempler cette question qu’elle m’en pose d’autre sur ma santé, comme si elle s’en souciait réellement. Mais, aucune chaleur ne ressortait de ses yeux de verres ni de son sourire artificiel. Tout de même, son uniforme pressé et le logo de l’hôpital au niveau de la poitrine me sécurisaient. Je devrais être moins critique.
Les yeux refermés, j’analyse ma condition physique sous son insistance forcée. Ma tête ne cogne plus. Mes tempes palpitent un peu, comme un simple souvenir des événements des derniers jours. Ma température est normale. Merci, ciel ! Mon ventre n’est plus aussi distendu. Il est sensible dans la région pelvienne, mais mon nombril est toujours ressorti. Hun ! Une hernie, peut-être. J’en parlerai au médecin tantôt. Ah, mon sac a disparu… Sac ? Non, ma stomie, plutôt. Avant que je ne puisse lui demander pourquoi, elle me déblatère une liste de diagnostics.
« Votre compagnon et vous êtes arrivés avant-hier en ambulance. Une vérification sommaire de votre utérostomie ne nous a pas révélé d’infection, nous sommes passés à une échographie de votre ventre. Les médecins vous ont diagnostiqué une appendicite aiguë, ce qui expliquait vos douleurs abdominales, et votre forte fièvre. L’hypothèse d’une ischémie intestinale ou de l’organe matriciel a été retirée après confirmation que vous n’aviez pas hérité des gènes de l’anémie à hématies falciformes de vos parents.
– O... kay. Vous aviez pas ça dans vos dossiers ?
– Votre compagnon aurait laissé un sac important dans votre véhicule. Nous avons dû utiliser la reconnaissance faciale. Il doit revenir ce matin avec vos effets personnels.
– Oh. Bien sûr. Il s’excite beaucoup trop facilement.
– Je reprends donc, votre appendicite explique vos nombreuses hallucinations : auditives, visuelles, tactiles, qui ont fasciné notre bio-chirurgienne gastro-entérologue et notre obstétricien. Une infection plus grave a été évitée grâce à la vitesse d’action de votre compagnon. À votre arrivée, vous aviez une fièvre de plus de 40 degrés. État dangereux dans votre condition, mais les nanites anti rejet continuent de protéger le transplant utérin.
– Oh ! Est-ce que...
– Je vais maintenant vérifier la cicatrisation des incisions laser-chirurgicales. Je remplacerai le sac de votre utérostomie après la visite de l’obstétricien. Les opérations ont été un succ...
– Ssshhh ! Hey, vos mains sont glaciales ! Vous...
– Mes excuses, mais je ne suis pas des plus récents modèles. Peut-être seriez-vous plus à l’aise avec notre unique infirmière organique de l’étage ?
– Non, non. Juste... Je sais pas. Frottez vos mains un peu avant de toucher... Oh, Kerry ! »
Je suis soulagé de le voir faire son entrée. Un sourire béat défigure presque son visage. Mais, ce qui le déforme véritablement est la marque violacée sur toute sa mâchoire, côté droit, et son bras en plâtre. Sa vision est une douche froide. Les paroles me manquent pour exprimer mes excuses. Ma bouche béante se referme autour d’un thermomètre. Une incongruité de plus de notre époque qui m’effleure l’esprit, mais sur laquelle je n’ai aucune envie de passer du temps. J’ai l’esprit dans toutes les directions. L’inspection de l’automate infirmier ne le perturbe pas. Kerry place le berceau proche de mon lit et sautille dans ma direction, ignorant la soignante.
« Tu m’as donné toute une frousse, man. Tu disais n’importe quoi pis – vlan ! – tu me brises le bras. Mais, on m’a expliqué le pourquoi du comment et on en reparlera. Tu me devras trois trips dans le Sud. J’ai dû appeler un autonome-flotteur pour arriver ici le plus rapidement possible, finalement. Avec mon bras brisé et...
– Et, on le reprendra pour retourner chez moi. J’remonte pas dans ton tas de ferraille avide de pétrole.
– Tout ce que tu veux, vieux. Finalement, sans ta fièvre, la naissance aurait été parfaite. Tu m’as attaqué avec mon propre char, tu t’es pissé dessus ; pas dans ma bagnole, au moins. Tes délires étaient pas cutes, mais elle, elle l’est tellement !
– Oh !
– Oui, avec 5 doigts de pieds et de mains, en passant ; pas croyable tes divagations...
– Kerry !
– C’est une fille ! »