Les rideaux sont tirés, la porte menant sur le balcon est entrouverte laissant l’air frais du printemps de mai circulé dans mon bureau. Assise, devant mon ordinateur portable, j’effectue un bilan de ma vie. Il est temps. Depuis ma jeune vie d’adulte que je dis vouloir mourir à ma façon. Alors, le jour de mon anniversaire, 50 ans, café à ma gauche, dossier médical à ma droite, la pyramide des besoins de Maslow retenue par une pince à mon pc et photos de ma famille et amis défilant en loop sur l’écran d’une tablette dans la périphérie de ma vision, je suis prête à savoir si je mets mon plan de suicide à exécution.
1. SURVIE
Besoin d’air, de sommeil, de protection contre la nature, de reproduire l’espèce.
Reproduire l’espèce. Ha ! Très peu pour moi, l’espèce n’a pas besoin de mon ADN pour survivre encore des millénaires. Je suis toujours à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, donc j’ai assez pour manger, boire, me vêtir et me chauffer. Ma rémunération est toujours aussi basse pour une agente administrative travaillant dans le système de la santé, mais comme je n’ai pas de grosses dépenses, que je ne sors pas souvent, tout va.
Ma rémunération est toujours aussi basse pour une agente administrative travaillant dans le système de la santé, mais comme je n’ai pas de grosses dépenses, que je ne sors pas souvent, tout va. Je ne suis plus aux Archives Médicales, parce qu’y rester sept ans comme je l’ai fait aux Soins à domicile, ne m’intéressait pas. Je suis quelque part où je dois faire affaire à la communauté de l’Institut ou les visiteurs externes, mais j’ai appris à maintenir un ton non-intéressé et ennuyeux, ce qui empêche toutes conversations inopportunes. Je ne resterai pas là trop longtemps, si je décide de continuer à vivre. Pourquoi changer de location de travail quand cela me prend cinq minutes pour m’y rendre en vélo électrique ? À mes pauses, je peux venir ici, voir mes petits amis, les nourrir, me nourrir et retourner travailler.
2. SÉCURITÉ
Besoin d’organiser sa vie de manière à garantir sa survie.
Je suis toujours dans le duplex acheté il y a 23 ans. Il me reste encore quelques années avant qu’elle soit entièrement payée. J’ai refinancé mon hypothèque pour des rénovations : refaire le toit, mettre des clôtures dans ma cour et à l’avant, peinturer toutes les pièces (elles en avaient grands besoins). J’ai un bon toit toute de même, pas fancy, mais solide, les taxes municipales continuent à me surprendre. Ma personnalité évitante doit être responsable… Je n’ai pas de REER, comme je n’ai jamais pensé vivre passer 70 ans. J’ai des économies. Ma santé physique va, même si j’ai pris beaucoup de poids, ma sédentarité est légendaire. Le seul exercice que je pratique est de courir – trotter – après mes petits amis. Ma santé mentale va, puisque je ne suis plus entourée des siphons d’énergie qui m’ont perturbée toute ma jeune vie d’adulte.
3. APPARTENANCE
Besoin de savoir que l’on compte pour les autres. Les strokes (positifs ou négatifs) sont l’aliment premier pour satisfaire ce besoin : l’être humain va faire beaucoup pour en recevoir.
Ces siphons vont bien. Ma mère est retournée en Haïti vivre sa vieillesse. À 73 ans, elle vit sa belle vie au chaud, dans la maison qu’elle a pris tant de temps à se bâtir. Elle me téléphone de temps à autres pour prendre des nouvelles. Mon cousin va la voir très souvent juste pour garder un œil sur elle. Mon petit frère est entrepreneur, la business qu’il a créé dans la trentaine fleurit, il en a créé 2-3 autres qui subviennent à ses besoin. Il a son propre chez lui. Le mouton noir de la famille va bien aussi, les rumeurs que j’entends par ci par là me disent que sa santé physique et psychologique va mieux, il continue à travailler dans des restaurants comme chef ou sous. Mon père… Papi est toujours en vie, je suppose. J’ai une nièce, A., la fille de K.-K., qui a 15 ans et je suis la marraine de l’enfant de K., elle n’a pas encore 10 ans. De temps en temps, ma nièce passe la journée avec moi quand elle est fâchée contre sa mère. Elle dépend donc de moi, un tout petit peu, même si elle a toujours cette carapace et te regarde sans expression semblant te demander « que me veux-tu, t’es plate » et c’est exacerbée par l’adolescence.
Elle a réussi à se débarrasser de sa peur des lapins parce qu’elle arrive à nourrir mes petits amis qui ont leur propre chambre. Et comme j’ai réussi à mettre une barrière dans ma cour, j’ai adopté un petit cochonnet, même s’il devient gros et grand, il restera à la maison. Ma tribu d’adoption, K., C., K.-K., N., S. et F., est toujours le même. J’ai une petite pensée pour elles en regardant défiler les images de ma tablette. Je me sens un peu triste, j’ai déjà des lettres de signer pour expliquer mon geste et essayer de retirer un peu de sentiment de culpabilité qu’elles, même ma famille biologique, pourraient ressentir. Je soupire, je dois retourner à mon bilan.
4. RECONNAISSANCE/ESTIME
Besoin de recevoir de certaines personnes de son entourage des signes de reconnaissance positifs, des strokes positifs.
Cela aura pris du temps, beaucoup de temps dans ma vie d’adulte, mais mon indépendance est faite. Bien ancrée. Je ne me vois pas m’accrocher à qui que ce soit. Je me suis débarrassée de certaines peurs qui me retenaient. Je peux partir seule en voyage : style club med ou airbnb. Je n’ai plus peur d’opiner à voix haute et de maintenir ma position quand je sais avoir raison. Cette habitude de dire que je ne sais pas converser que je préfère écrire, ce n’est plus moi. Avancer en âge aide beaucoup à ne plus se soucier de l’opinion des autres sur soi ou de blesser les autres avec la vérité, avec sa vérité.
Au travail aussi, je suis plus diplomatique quand je vois des erreurs, mais je ne les laisse plus passer et je ne les corrige plus en silence, tout en maugréant sous ma barbe. Rien de tout ça n’était bon pour ma santé mentale quand je suis entrée sur le marché du travail à 20 ans. J’évite toujours les ennuis, je n’ai pas encore réussi à changer cette partie de ma personnalité, donc l’hypocrisie reste, mais si ça me pèse trop sur le cœur et l’âme, je parle. Et on m’écoute. Je ne suis plus rebroussée du revers de la main, mon opinion est prise en compte. Ça fait du bien, surtout au travail. Je trouve cela un peut pathétique de trouver cela satisfaisant, mais quand on a passé plus de la moitié de sa vie à être ignorée, passée par-dessus et à être réduite au silence, cela fait du bien.
5. RÉALISATION DE SOI
Besoin d’affirmer une manière personnelle son caractère unique, de réaliser ses potentialités, ses dons.
Je suis écrivaine, mon site O.L.T. existe toujours. Je continue de répondre à des appels à texte et d’envoyer mes nouvelles à des maisons d’éditions. J’ai publié quelques recueils de nouvelles et une série de romans en autoédition, donc mes livres se retrouvent à la Bibliothèque et Archives Nationales du Québec. Le premier point de ma bucket list est réglé : avoir mon nom sur autre chose que sur une pierre tombale. Je n’ai pas réussi à percer le 7e art, j’ai scénarisé quelques webséries, sans plus. J’ai toujours dit que la scénarisation m’aidait à écrire mes romans, à mieux réaliser mes scènes, ce n’est pas une technique perdue. Ou de l’argent perdu, l’Inis n’est pas donné, mais on en apprend beaucoup et on se crée un réseau, ce que je n’arrivais jamais à faire étant plus jeune. Je pense aux personnes rencontrées qui m’ont aidé dans mon parcours artistiques, même si ce parcours n’a pas abouti dans les hauteurs que j’aurais voulues. J’ai toujours été candide avec ma philosophie de vie donc j’espère que personne ne sera trop étonnée par mon choix.
MAÎTRESSE DE SA DESTINÉE
Il y a 13 ans, le 21 janvier 2020, l’aide à mourir pour les personnes en maladie psychotique, psychiatrique… psychotique, psychique… en souffrance psychique a été approuvée. Les personnes qui refusent les traitements, qui ont essayé plusieurs traitements qui ne fonctionnent pas et qui souffrent horriblement peuvent demander l’aide médicale à mourir. Il y aura 1 mois de suivi pour voir si le gouvernement peut se permettre de se débarrasser d’une personne comme ça. Bien entendu, les restrictions se sont serrées depuis 2020 ce qui fait que je ne pourrai pas faire de demande. Donc, le dossier sous clé sur mon ordinateur où se trouve une liste des façons de mourir sans se manquer, sans trop de douleur, est ma seule option.
Mon bilan est quand même positif. J’ai encore des textes à finir, je peux voir la pile de recherches qui m’entoure. Mes petits amis ont besoin de moi et ce serait cruel de les abandonner dans une ferme sans qu’ils ne comprennent pourquoi. Une des raisons principales pour laquelle je ne voulais pas d’enfant était d’avoir cet être dépendant de moi que je ne pourrais abandonner. J’ai quand même trouvé le moyen d’avoir des accroches : mon lapin, mon cochonnet, mes nièces, ma tribu adoptive, mon noyau professionnel et, ma famille bio, j’ai même une pensée pour elle. Je suis en bonne santé physique, mentale, sociale et économique… Je ne peux m’empêcher de rouler des yeux en mettant une note à mon agenda : mercredi 27 mai 2043 – Bilan de santé.