En préface de l’édition allemande de 1883 du Manifeste du Parti Communiste, Friedrich Engels écrivait :
« toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social ; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classe. » — [MARX, Manifeste du Parti Communiste : p. 11].
Londres, fin XIXe siècle, un homme voyage au long de la quatrième dimension à partir d’une machine construite de toutes pièces à plusieurs centaines de milliers d’années dans le futur pour découvrir l’évolution sociale et physiologique des êtres humains. Voilà le résumé de l’œuvre de science-fiction The Time Machine, d’Herbert Georges Wells, publiée en 1895, dont la version définitive fut publiée en 1924.
Londres, une trentaine d’années après la Deuxième Guerre mondiale ; nous suivons les péripéties de Winston Smith qui commettra le plus grave des impairs en Angsoc d’Océanie : le crime de la pensée. C’est un résumé très condensé de l’œuvre antiutopique de George Orwell, né Eric Arthur Blair, 1984, publiée en 1949.
Voici donc les textes autour desquels se fera cette analyse à travers d’une comparaison sur les thèmes de l’échec des utopies sociales et l’espoir de sa renaissance par un acte révolutionnaire. Tout d’abord, nous verrons comment les avancées scientifiques et les luttes de classes des XIXe et XXe siècles ont influencé les réflexions sociales de Wells et Orwell. Ensuite, nous verrons comment ils les ont appliqués dans leurs textes.
DÉSILLUSIONS
Le XIXe siècle voit la science se développer à un rythme accéléré. Les recherches et théories de Charles Darwin, dont le texte le plus contesté à l’époque est l’Origine des espèces, sont publiées en 1859. La révolution industrielle creuse les inégalités sociales ; d’une part, la bourgeoisie s’enrichit toujours plus et ses conditions de vie se sont beaucoup améliorées, d’autre part, les prolétaires s’appauvrissent et travaillent dans des conditions misérables, souvent dangereuses. C’est à cette époque que le jeune Wells développera sa conscience sociale, « lui-même issu de la petite-bourgeoisie, qui côtoyait “l’abîme du prolétariat”, et qui dès lors “considérait le prolétariat comme quelque chose de dégoûtant, de mauvais et de dangereux”. » — [SUVIN, Pour une poétique de la science-fiction. Études en théorie et en histoire d’un genre littéraire : p. 147]
The Time Machine – H.G. Wells
D’ailleurs, les conclusions sur l’évolution de l’espèce humaine qui ressortent de ses réflexions sont tragiques. Le Voyageur du Temps se reprendra par plusieurs fois pour décrire la régression des descendants humains séparés en deux races. Les indolents Éloi ne connaissant pas la peur, outre celle la plus primaire de l’homme, les ténèbres, sont les descendants des bourgeois, dépendants des efforts d’autrui : « the too-perfect security of the Upperworlders had led them to a slow movement of degeneration, to a general dwindling in size, strength, and intelligence ». — [WELLS, The Time Machine : p. 54] Toujours dans le futur, les Élois sont dépendant des efforts des descendants des prolétaires qui ont été refoulé au sous-sol. Ces descendants sous-terrains sont les simiens et aveugles Morlocks, conditionnés par leur environnement rude et sombre : « and the intelligence that would have made (the cannibalism) a torment had gone ». — [Ibid. : p. 67] Le cannibalisme est une fatalité nécessaire puisque la nourriture se fit plus rare dans les sous-sols suffocants de Londres et que les Morlocks, qui continuent à offrir leurs services aux Élois, ont besoin de plus que de petits fruits pour survivre.
À son arrivée, le Voyageur du Temps avait compris que le monde utopique des Élois était le résultat des hommes devenus solidaires grâce aux avancées technologiques.
Ce n’était qu’un mirage. Les hommes du futur étaient devenus des animaux sans grande intelligence, conditionnés par leur environnement : les Élois sont devenus du bétail pour les Morlocks, qui en retour les élevaient machinalement pour leur subsistance, ayant réussi à renverser l’ordre social du passé.
Dans la première moitié du XXe siècle, les théories marxistes sont populaires, le communisme suit ses pas, le fascisme gagne du terrain un peu partout, les guerres se suivent, les nazis terrorisent le monde et la bombe atomique marque un tournant dans l’Histoire de l’humanité. Les révolutions sociales auxquelles Orwell, socialiste, a participé sous plusieurs formes, premièrement, en tant que journaliste en Espagne, en décembre 1936, lors de la Guerre civile. Ensuite, il s’insinua dans les milices du P.O.U.M. (le Parti ouvrier d’unification marxiste) à Barcelone où il faillit se faire tuer sur le front d’Aragon. Il tombe en désillusion : « La mise hors la loi du P.O.U.M lui fait prendre en horreur “le jeu politique” de cette guerre dans laquelle l’anéantissement du fascisme et la libération de l’Espagne ne sont en réalité qu’un prétexte pour les différentes factions d’obtenir le pouvoir absolu des forces républicaines ». — [KADIU, George Orwell – Milan Kundera : Individu, littérature et révolution : p. 12] À son retour, il continuera par l’écrit à dénoncer et à critiquer les idées totalitaires, peu importe de quel côté du spectre politique elles se situent.
Donc, avec son dernier roman, cet avertissement se fera plus insistant. Le protagoniste de 1984, Winston Smith, vit dans un monde soumis au pouvoir du Parti que personne ne peut contester sans être taxé de traître et être puni par la pendaison ou d’une balle « surprise » derrière la tête. Mais, avant la mise à mort, il faut guérir ce dissident par l’emprisonnement, la torture et le lavage du cerveau jusqu’à ce que son asservissement à Big Brother soit total. Voulant créer un monde collectif, le Parti a réprimé l’individualité de chacun marquée par la liberté de penser et de s’exprimer. Au Miniver, le ministère de la Vérité au commissariat des archives, Winston et ses collègues s’évertuent à enrayer toute trace du passé qui ne concorde pas avec les versions du Parti, qui ne cessent de changer. D’autres remanient le dictionnaire linguistique pour limiter la pensée et contrôler la réalité à l’aide du novlangue, « la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ». — [ORWELL, 1984 : p. 79] Puisque le langage est le moyen par lequel toute personne pense, tous mots pouvant servir à une pensée rebelle doivent être enrayés et/ou pervertis.
« Le but du groupe supérieur est de rester en place. Celui du groupe moyen de changer de place avec le groupe supérieur. Le but du groupe inférieur, quand il en a un[…], est d’abolir toute distinction et de créer une société dans laquelle tous les hommes seraient égaux. » — [Ibid. : p. 286] Par conséquent, le collectif n’est qu’image. Comportant trois classes sociales (le Parti intérieur, le Parti extérieur et les prolétaires) le régime d’Océanie doit donc lutter par tous les moyens pour empêcher un renversement et garder le pouvoir.
RÉVOLUTIONS
Il faut du temps au Voyageur du Temps pour passer outre sa déception devant le peu d’intelligence et de curiosité qu’il note chez les humains du futur. Néanmoins, il se liera d’amitié avec Weena, une Éloi qu’il a sauvé tandis qu’elle se noyait devant les yeux impotents de ses confrères. Pour lui exprimer sa gratitude, elle lui offrira une guirlande de fleurs, ce qui sortira l’homme de sa morosité. Ses préjugés déjà formés lui avaient fait croire qu’elle l’aurait ignoré pour vaquer à ses activités dérisoires. Par la suite, elle l’accompagne dans ses explorations, se forçant à le suivre même si elle se fatigue rapidement et que le Voyageur doit la porter sur son dos. Néanmoins, c’est une volonté marquant une grande différence avec d’autres Élois qui auraient abandonné après le premier manquement de souffle, prouvant ainsi ce dont le Voyageur se doutait : l’homme ne peut s’améliorer qu’en faisant un effort. Coincé dans une forêt une nuit, moment de prédilection des Morlocks pour faire « cueillette », le Voyageur perdra Weena dans un incendie de forêt qu’il provoque en tentant de se protéger des simiens souterrains.
À la fin du récit, de retour au XIXe siècle, après avoir raconté ses aventures à ses compagnons qui ne le croient pas, le Voyageur retournera à sa machine. Seul le narrateur, à qui il avait présenté les fleurs du futur restées encore dans ses poches, le croira. Le narrateur gardera alors « (the) two strange white flowers[…]to witness that even when mind and strength had gone, gratitude and a mutual tenderness still lived on in the heart of man. » — [WELLS, The Time Machine : p. 99]
Quant à Winston Smith en Océanie, ressentant une agitation inexpliquée, mais ne sachant pas comment l’exprimer sans se faire prendre, il essaiera de mettre de l’ordre dans ses émotions en écrivant dans un journal, un objet acheté dans une boutique ordinaire chez les prolétaires. Il commet un acte proscrit dans son appartement miteux de Londres : il essaie de se rappeler. Ensuite, il entrera dans une relation amoureuse avec Julia, travaillant elle aussi au Miniver. Il s’agit d’une jeune femme ne s’intéressant pas à la politique, mais qui aime à briser les règles, masquant ses actes sous des apparences orthodoxes. Elle croit que la désobéissance secrète est la meilleure forme de révolte. Son activité préférée est de coucher avec un membre du Parti extérieur, dont tous deux font partie, elle qui est membre de la ligue anti-sexe des juniors. « Toutes ces marches et contre-marches, ces acclamations, ces drapeaux flottants, sont simplement de l’instinct sexuel aigri. Si l’on était heureux intérieurement, pourquoi s’exciterait-on sur Big Brother, les plans de trois ans, les Deux Minutes de Haine et tout le reste de leurs foutues balivernes ? » — [ORWELL, 1984 : p. 190-191]
1984 – George Orwell
Finalement, en tentant une alliance avec O’Brien, que Winston croyait membre de la mythique Fraternité, groupe contre-révolutionnaire, il tombera dans le piège de la Police de la Pensée. O’Brien, membre du Parti intérieur, avait su reconnaître le crime de la pensée dans le regard de Winston lorsqu’ils se croisaient au Miniver, cela bien avant que Winston se rende compte de ses propres sentiments.
Avant que le couple ne soit arrêté dans la chambre au-dessus du magasin prolétaire de M. Charrington, membre de la Police de la Pensée qui lui avait vendu le journal, Winston aura un moment d’espoir quant à la possibilité d’un renversement du Parti de Big Brother. En observant une femme prolétaire chantonner et étendre son linge, il se met à rêver que ces prolétaires prendraient un jour conscience, que « partout, dans le monde, […]partout se dressait la même silhouette, solide et invincible, monstrueuse à force de travail et d’enfantement, qui peinait de sa naissance à sa mort, mais chantait encore. De ces reins puissants, une race d’êtres conscients devait un jour sortir. On était des morts, l’avenir leur appartenait. » — [ORWELL, 1984 : p. 313]
CONCLUSION
Ainsi, ce mécanisme littéraire de la projection dans le temps n’était qu’un outil pour la réflexion sur les écarts sociaux des époques de Wells et Orwell. Ces œuvres d’extrapolation et d’anticipation n’étaient aussi que des avertissements d’un avenir glauque pour leurs contemporains respectifs s’il n’y avait pas de réel travail pour construire de nouvelles bases du vivre-ensemble. De plus, les petits actes de révolution amenant le retour des idéologies utopiques socialistes semblent simples, faciles à nommer et à retracer dans les deux œuvres, mais demandant beaucoup d’efforts aux révolutionnaires face à ce qui les opprime : la compassion devant la peur et la vérité devant la propagande. Un effort qui renforce l’image de fantaisie que renvoie le mot utopie.
D’ailleurs, les avertissements de Wells et Orwell sont toujours d’actualité, puisque les tensions socio-économiques sont toujours visibles à différentes échelles, peu importe le continent. Nous avons donc la mémoire très courte. En raison de notre espérance de vie plutôt brève, l’homme ne semble pas apprendre de son Histoire, malgré les nombreux avertissements de notre perte à force de répéter les erreurs du passé. Peut-être qu’un futur fictionnel, contre-utopique, assez terrifiant, saurait ouvrir les yeux de quelques lecteurs ? Ou avons-nous besoin d’une œuvre utopiste qui saurait de façon vraisemblable englober nos différences, nous rassembler pour l’avancée de l’espèce humaine ? Comme l’a écrit Oscar Wilde : « Une carte du monde qui ne contient pas Utopie n’est pas même digne qu’on y jette un regard, car elle omet la seule contrée à laquelle l’humanité aborde toujours. Et lorsque l’humanité y aborde, elle regarde plus loin et, apercevant une contrée meilleure, remet à la voile. Le progrès est la réalisation des utopies. » — [WILDE, L’Âme de l’homme sous le socialisme : p. 20]
BIBLIOGRAPHIE
KADIU, Silvia, George Orwell – Milan Kundera : Individu, littérature et révolution, Paris, L’Harmattan, 2007, 198 p.
MARX, Karl et Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, Marxists Internet Archive, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000.htm.
ORWELL, George, 1984, France, Collection Folio – Gallimard, 2001, 448 p.
SUVIN, Darko, Pour une poétiqe de la science-fiction. Études en théorie et en histoire d’un genre littéraire, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1977, 228 p.
WELLS, H. G., The Time Machine, New York, Atria Books, 2011, 206 p.
WILDE, Oscar, L’Âme de l’homme sous le socialisme, Paris, Mille et une nuits, 2013, 58 p.