Orliane Luc Therbé

6 jours

image par Pexels

  Ton père revient du garage, tard. Presque à l’heure de ton coucher. Il ramène avec lui des provisions pouvant vous tenir séparés du monde plusieurs semaines. Voulant la paix pour discuter, ta mère t’envoie au lit. La journée à l'école a été longue et tes devoirs sont terminés, ton sommeil est juste.


*


  Le lendemain, ton père bloque la sortie et t’ordonne de retourner à ta chambre. Il est catégorique. Même pas le droit de sortir pour jouer avec tes copains de la rue. Tu oses poser une question, mais le ton bas, rauque et raide de la voix de Bernard Tranquille te fait obéir précipitamment.

  Après avoir déposé ton sac à dos, tu retrouves ton père dans le salon. Le mécanicien ne va pas travailler. Il est installé devant la télévision, pour les nouvelles du midi. Abandonnant les émissions spéciales sur les préparatifs des olympiques à Montréal, il zappe entre les stations diffusant une aurore australe en continue.

  À partir d’un hélicoptère d’une chaîne de nouvelles australienne, une voix francophone en avant-plan, se mélangeant avec l’anglais du reporter, décrit la scène. En plein centre du désert Simpson, l’aurore partant d’un point à plus de dix mètres du sol et montant jusqu’à 400 mètres. Les multiples tons de vert dansent à la verticale et ne s’estompent pas à la lumière du jour. Les Forces de défense australienne y envoient un hélicoptère. C’est leur première tentative humaine, après celles infructueuses des drones dotés de caméras, envoyés hier dont ils ne reçoivent plus de signaux.

« Crisse, est aussi haute qu’la Trade Center ! »

  Des murmures rageurs et des pleurs étouffés sont entendus à une dizaine de pas de la chambre de tes parents. Le plancher de bois craque trop devant leur porte, tu te tiens loin. Cette nuit, le sommeil est médiocre.


*


  Puisque vous ne pouviez sortir, ta mère te suggère de t'avancer dans tes lectures. Mais, toute la journée, des coups bruyants te déconcentrent. Avant que tu puisses le faire, ton père ouvre la porte de ta chambre, clous retenus entre des lèvres serrées, marteau en main et un panneau de bois sous le bras. Il s'empresse à ta fenêtre, les yeux déterminés. Une question réussit à se glisser hors de ta gorge étranglée, mais elle est ignorée.

  Tes parents se querellent dans la cuisine. Des bribes, à propos de monstres aussi larges qu’une maison, te parviennent. À ton tour de les bouder. Tu t’approches du canapé du salon et observes longuement la carabine qui s’y trouve : longue, noire, mate et usée. Trop concentré, la tape est soudaine et violente.

« Touche pas ! Bernard, tes guns. »

  Tremblotante Angélique. Ton père, retourné au salon à sa place fétiche, fait la sourde oreille en se rafraichissant d’une bière. Inutile de demander des explications. Caressant le dos de ta main, penaud, tu vas souper avec ta mère.

  La troisième nuit, les cris sont plus clairs. Et, tu ne trouves plus d'armes cachées le lendemain.

  Ta mère a étalé tes habits du dimanche sur ton bureau et elle t’attend sur le canapé du salon. Ton père est présent, l’écran cathodique capte son attention totale.


*


  Angélique te demande de lui lire le premier chapitre du dernier livre de sa Bible. Un grognement de dérision se fait entendre clairement. Elle ne se retourne pas. Ta voix est incertaine, de toute façon, ton attention vacille.

  Cet animateur a été le premier à parler de Réveil Général pour expliquer le phénomène qui a suivi l’apparition du phénomène hors-norme et celle des kaijū, ces monstres géants semblables à ceux du cinéma japonais. D’après les marmonnements alcoolisés de ton père, d’autres créatures sortent aujourd’hui, mais pas du désert Simpson.

  Interpellés par les morts en Australie et la panique collective mettant à feu et à sang plusieurs recoins de la planète, quelques monstres cherchent à rassurer, arguant avoir toujours existé aux côtés des humains, à l’insu de la majorité.

« Daimôssh ? Pourquoi ches jeux d’mots… On comprend monshtres et zémons. Putains d’méricains… Pourquoi y vont pas les bombarder au lieu de leur donner des noms cutes ! Écoute-châ, Angélique… She zoutant que les premières crêtures franchisshant l’aurore, l’utiligeant telle une pô… pôrte shâmedi à minuit… bla bla bla… Mérizionale, n’étaient que le zébut en horreur, des shorshers – pas croyable – she pordèrent volontaires pour la zétruire…
– Donne donc ça. J’y comprends rien. On dirait que c’est juste ça que t’as acheté, d’la bière. Donc… le début en horreur, des sorciers se portèrent volontaires pour la détruire. Leur intermédiaire…
– Y a pas d’photos, of coursshe !
– Bernard. Leur intermédiaire débattit plus de douze heures avec le secrétaire général onusien Waldheim et les membres du conseil de sécurité, pour prouver leur sincérité, leur compétence et l’urgence de la situation. Ces sorciers volontaires ont pris plusieurs heures à localiser le meilleur endroit sur l’île Boigu…
– C’est où ça ?
– Pas maintenant, Daniel. Pour se réunir et effectuer le déplacement instantané de plus de 800 individus à deux mille kilomètres du point d’origine pour éviter les créatures se répandant sur le continent à une vitesse exponentielle…
– Y sh’acoquinent avec ches zémons. Angélique ! »


*


  Aujourd’hui, tout est morne. Tes amis et tes camarades de classe te manquent. Même, penser à ta vieille institutrice te pince le cœur.

  Au souper, les deux monstres favoris des studios québécois terminent une entrevue avec un animateur populaire. Ils essaient de se montrer rassurants, mais d’après les sons émis par le fauteuil au salon cela ne fonctionne pas.

  La première, se disant vampire, souriant sans montrer ses dents, tente d’exprimer de l’empathie au public. Rien de cela ne se réfléchit dans ses yeux noirs suies. Le second est un sorcier qui ne te semble pas plus âgé que toi. Il gesticule expressif à propos des exploits entrepris en Australie par la communauté magique. Encore une fois, le maigre enfant fixe la caméra de ses yeux pairs et demande à l’enchanteur ayant commis l’erreur d’invocation de le contacter pour qu’il puisse lui offrir son aide.

« Il n’y a pas de numéro… L’enchanteur va faire comment pour l’appeler ?
– Shilence, Daniel. Geandends rien. »


*


  Ta mère sanglote des prières au-dessus de son fourneau. L’ardeur de ses pleurs t’arrive avec clarté du salon. Une supplication, cette fois plus stridente que mouillée, force ton père à augmenter le volume du téléviseur. Tu le surprends à rouler ses yeux, grommelant quelque chose dans sa barbe de six jours.

  Ses yeux sont injectés de sang et écarquillés. Une rage apeurée émane toujours de son corps tendu. Ses larges mains, des serres, agrippent les appuie-bras usés par ses mauvais traitements. Ses vêtements sont souillés de sueur et fripés, il ne s’est pas changé depuis quelques jours.

  Toi, tu essaies de jouer avec tes voiturettes. Les lamentations, marmonnements et mauvaises nouvelles à la télévision enterrent tes bruits de sirènes et de moteurs. Tu toussotes doucement, essuies ton cou moite. Malgré le dos du fauteuil dans ton champ de vision, tu te fais circonspect en essayant de tenir à l’œil le canon de la vieille carabine. Ton ventre se contracte.

  Ton âme s’évade de ton corps au son d’un chaudron fracassant le sol. La voix de ton père retentit :

« Qu’est-ce qui y a ?
– Scusez ! Tout est correct. Tout va bien. J’vous sers dans une trentaine… Non, non, Daniel. R’tourne jouer. »

  La voix chevrotante d’Angélique et son pâle visage rond tâché de larmes séchées te font pitié. Ton père replace son arme sur ses lourdes cuisses ; secouant sa main droite, l'ouvrant et la refermant avec mesure.


*


  La variété des plats d’avant le Réveil te manque. Sous le regard chagriné d’Angélique, tu avales avec effort ce qu’elle a préparé. Ton père ne s’est pas déplacé pour manger avec vous, bien entendu. Sans échanger un mot, Angélique a déposé un cabaret sur sa tablette et il a englouti le tout sans commentaires.

  Six. Le nombre de bouteilles à ses pieds. Le décompte se fait sans émotion. Ta mère dépose une caisse à côté des bouteilles vides sans les ramasser. Éreintée, elle s’installe sur le canapé, sa Bible sur les cuisses. Elle arrive à la fin.

  Tu lances une de tes voitures de toutes tes forces. Elle dévie sur une des pattes de bois de la table ; fonce contre le meuble contenant la télévision. Tu rampes vers le mobilier, la ramasses et te redresses. Un grondement guttural t’ordonne de te déplacer. Mais, tu es figé, la tête penchée sur le côté.

  Au bas de l’écran, la station de nouvelles indique 26 mai 1976, 3 heures 26 du matin. Le présentateur commentant la diffusion des événements passés depuis plusieurs heures t’est superflu pour comprendre. Le mouvement de l’aurore australe est hypnotisant. Un bastion d’hommes et de créatures en tout genre forme un cercle de deux fois la circonférence de la base de l’aurore verte.

  Des soldats australiens, des casques bleus onusiens et leurs artilleries lourdes ont passé plus de trois jours à protéger les ensorceleurs des monstres de toutes tailles se déversant dans notre monde. Explosions après explosions, les cadavres des créatures s’amoncellent sous l’aurore australe.

  Pourtant, ce ne sont pas ces exploits ni les mouvements de l’aurore augmentant de vitesse qui te figent. Ni les récriminations montant en ton derrière toi qui t’effraie. Ni les sons de trompette à ta gauche qui révèlent ta fascination.

  Une créature reptilienne sortie tout droit du jurassique, de couleur aussi vive qu’un caméléon, se faufile hors de l’aurore. À grands coups d’ailes géantes, elle s’éloigne nonchalante. Malgré cette diffusion insonore, la consternation de plusieurs sur le sol poisseux de sang de différentes teintes se lit facilement.

  La créature tressaute par le choc des déflagrations sur son flanc. Sa mâchoire se décroche avant de cracher un long jet de flamme bleuté en direction des soldats qui ont dévié tous leurs canons dans sa direction, s’étant ressaisis et paniquant. Leur empressement à éliminer la plus grande menace laisse filer les autres monstres sans confrontation. Sans leur protection martiale, les sorciers rompent leur cercle échangeant leurs enchantements d’invocation inversée pour ceux plus combatifs.

  Ton jouet glisse d’entre tes doigts moites. Le reflet de ton visage rond blêmit davantage à la vue de la seconde créature de couleur sombre, le double de la taille du premier dragon. Chaque battement d’ailes tranquille du géant galvanise la panique à l’écran ; augmente le son de trompette ; se fait se dresser la forme corpulente derrière toi.

Une aurore flotte au-dessu d'un chalet en plein hiver, c'est l'image bannière de ma nouvelle : 6 jours
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